Depuis sa mort en 1817, Germaine de Staël a été l’objet de nombreuses biographies. A l’occasion de la publication de celle écrite par Michel Winock, le Cahier staëlien n°61 avait soulevé la question de savoir si les biographies staëliennes étaient possibles, et selon quelles modalités. A ces nombreux ouvrages sur la vie de Staël vient s’ajouter aujourd’hui l’étude de Biancamaria Fontana, Germaine de Staël. A political portrait.
D’Albertine de Necker-Saussure à Michel Winock, en passant par Sainte-Beuve ou Henri Guillemin, écrivains ou historiens ont dressé le portrait de la châtelaine de Coppet. L’auteur de ce nouvel opus s’interroge dès les premières pages sur la nécessité d’évoquer de nouveau cette vie tumultueuse dont les contours ont été maintes fois dessinés. B. Fontana indique dès lors qu’elle souhaite déplacer la perspective : elle ne prendra pour sujet ni l’écrivain Germaine de Staël ni la critique littéraire, mais bien plutôt la penseuse politique. Ainsi, tel que l’explique le chapitre introductif, son étude portera sur les œuvres politiques, en se focalisant tout particulièrement sur les années 1789-1800. Il s’agira, prévient B. Fontana, de mettre en lumière l’originalité de la contribution staëlienne dans le champ de la réflexion politique, approche souvent délaissée, selon elle, lorsque l’on évoque la baronne de Coppet. Fontana explique en effet le désintérêt pour les textes politiques de Staël par la croyance selon laquelle, chez elle, les activités politiques furent toujours guidées par des motifs personnels et émotionnels. Ce désintérêt serait dû également à la réduction qui a été faite de la réflexion de Staël aux seules influences, celles de Necker et de Constant notamment. Si Biancamaria Fontana précise bien qu’il serait absurde de nier le rôle d’autres penseurs dans la construction de la réflexion staëlienne, il s’agit bien de dessiner la spécificité de Germaine de Staël :
Asserting the originality of Staël’s contribution does not mean denying that she was close to or influenced by other thinkers who shared of set of common values ; rather, it means recognizied the distinctive mark of the approach of politics, the intime relation she established between theory and pratice, her unwillingness to separate principales from their application. (page 4)
Cette évocation d’un des principes de la pensée staëlienne – ne jamais séparer principes et circonstances – semble éclairer la méthode choisie par Biancamaria Fontana. En effet, dans les neuf chapitres qu’elle consacre aux textes politiques de Staël, la vie et la réflexion sont mêlées. B. Fontana n’isole pas les propos théoriques de Germaine de Staël : elle dessine toujours l’arrière-plan, tant dans une perspective large – l’évolution de la vie politique – que sur un plan plus resserré, mettant en lumières les circonstances de la vie privée de l’auteur. Ainsi, les conditions de production de chaque texte sont évoquées avec précision : il n’est pas rare que certaines pages déroulent une description des forces en présence à l’Assemblée, ou évoquent des points de théorie politique (tel que le bicamérisme, ou la question de l’autorité royale). Ce choix permet à B. Fontana de se placer au-delà de la seule biographie anecdotique pour mieux restituer le contexte de l’époque et dessiner en creux les événements historiques dans lesquelles s’inscrit l’écriture de ces traités. L’auteur choisit par exemple, pour évoquer la rencontre avec Benjamin Constant – scène presque topique de la biographie staëlienne – de privilégier les conséquences de cette rencontre dans le champ politique, sur des évocations devenues malgré elles clichés, à l’image de la première impression de Staël relativement à la laideur supposée de Constant. Fontana ne se limite pas ainsi aux seules considérations théoriques des écrits staëliens : elle montre en quoi le propos de Germaine de Staël a nécessairement partie liée avec les circonstances.
Cette description des conditions politiques, de leur évolution, et de leur influence sur la production staëlienne – dans la mesure où nombre de textes de ces années sont des écrits de circonstances, voire de réaction – nécessitait un déroulement chronologique pour structure de l’ouvrage. Biancamaria Fontana va donc développer, sur huit chapitres, une présentation des écrits politiques de Staël, de l’article Par quels signes peut-on connaître la majorité de la nation ? (1789-1791) à l’ouvrage clef du moment 1800, le De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales. Chacun des chapitres propose l’analyse d’un texte, ce qui permet de mettre en lumière certains écrits moins évoqués par la critique staëlienne, comme les Réflexions sur la paix adressées à M. Pitt et aux Français. Il s’agit d’ailleurs d’un des apports de l’ouvrage de B. Fontana : permettre de (re)découvrir des textes de Staël qui ne sont, selon Fontana, mentionnés que rapidement. Un lecteur qui ne connaîtrait que les romans de Staël découvrira sans doute une pensée politique qui frappe encore aujourd’hui par sa modernité. Dans chacun de ces huit chapitres, B. Fontana se propose de faire apparaître les questions spécifiques soulevées par chacun des textes ; ainsi, de l’égalité, du pouvoir des représentants ou de l’usage du pouvoir dans les Circonstances actuelles (chapitre 7 : “The Republic in Theory and Practice (1797-99)”). Il s’agit bien ici de mettre en évidence les réflexions de Staël sur la nouvelle politique en train de se faire.
Le neuvième chapitre rompt la chronologie précédemment instituée. Alors que le huitième chapitre évoquait De la littérature, l’avant-dernier chapitre propulse le lecteur en 1817, au moment où Staël rédige les Considérations sur la Révolution française : choix tout à fait compréhensible puisqu’il présente le dernier ouvrage politique de Staël. La critique a d’ailleurs souvent perçu cet écrit comme son testament, l’ouvrage de synthèse qui livre, pour la première fois dans l’historiographie révolutionnaire, une interprétation libérale de 1789. Un lecteur peu averti de la vie de Staël serait sans doute surpris de ce soubresaut temporel : quid des dix-sept années qui séparent ce chapitre neuf de son prédécesseur ? Est-ce à dire que l’intérêt de Staël pour la politique, présentée pourtant comme l’un de ses sujets de prédilection, serait envolé ? Cette objection avait été parée par B. Fontana dès son introduction : il ne s’agit pas ici de proposer une analyse de l’ensemble de l’œuvre, mais bien plutôt de cibler les textes que nous pourrions qualifier d’explicitement politiques. A noter également que cette coupure temporelle permet également de ne pas vraiment évoquer, ou du moins de le rendre moins présent, l’empereur Napoléon.
Mais ce trouble dans la chronologie se retrouve également dans certains chapitres. Il n’est pas rare en effet que Biancamaria Fontana nous livre l’interprétation future que fera Staël d’un événement qu’elle est en train de vivre. Ce choix d’un déroulement chronologique présente donc à la fois des avantages et des inconvénients. L’une de ces grandes vertus est de montrer l’inscription dans les débats de l’époque d’une réflexion en train de se faire et qui alterne, pour mieux les mêler, l’observation des circonstances et l’analyse théorique. Mais il arrive parfois que B. Fontana soit en quelque sorte obligée par son sujet de faire des allers-retours temporels qui tendent à éloigner le lecteur de l’analyse première. Ainsi, dans le chapitre 6, consacré au traité De l’influence des passions, alors qu’elle montre la filiation qui unit Germaine de Staël à Hume sur la question de l’ancrage spatio-temporel des passions, B. Fontana se voit contrainte d’effectuer un “retour vers le futur” (il s’agit du titre du neuvième chapitre qui traite des Considérations sur la Révolution française). Alors qu’elle évoque les trois passions que sont l’amour de la gloire, la vanité et l’ambition, en indiquant notamment leur place dans la réflexion des XVIIe et XVIIIe siècles, elle déplace sa perspective initiale en présentant l’Éloge de M. de Guibert, texte de 1789, non publié à l’époque. Car, pour Staël, en 1796, date de publication de De l’influence des passions, sa réflexion sur la gloire n’est pas chose nouvelle, et cette thématique peut même être vue comme l’un des fondements de sa pensée politique. L’Éloge de M. de Guibert est en effet un texte fondamental sur cette question, voire sur la réflexion politique de Germaine de Staël de manière plus générale. Il peut être dommage pour le lecteur de mentionner ce texte – qui n’avait certes pas connu une publication à grande échelle – seulement au détour d’une autre analyse. Cependant, il faut ici souligner la capacité de B. Fontana a montré les liens entre influence d’autres penseurs, réflexion staëlienne passée et en cours, permettant de souligner la cohérence d’une réflexion.
A la suite des nombreuses biographies de Germaine de Staël déjà existantes, Biancamaria Fontana tente de se détacher de ses prédécesseurs, pour mieux se livrer à l’analyse de la penseuse politique, figure majeure du jeune libéralisme à venir. B. Fontana décide donc de mêler au sein d’un même chapitre histoire de la période révolutionnaire et biographie, principes de philosophie politique et analyse des œuvres. L’avantage d’un tel procédé d’écriture est de rendre compte au plus près des conditions d’émergence d’une pensée en train de se faire, conditions historiques et personnelles. De ce point de vue, l’ouvrage de B. Fontana soulève la question de savoir si, dans le cas de Germaine de Staël, l’analyse de l’œuvre peut se faire en dehors de toute inscription biographique. Elle suggère une réponse négative, au cours de cet ouvrage qui pourrait avoir pour sous-titre “une biographie politique”.